Mingming et l'Art de la Navigation Minimaliste
remporte le Prix Henri-Queffélec 2013
Paradoxe et Oxymore dans un récit de voyageurLe navigateur Roger Taylor nous offre dans Mingming et l'Art de la Navigation Minimaliste un récit de voyage, dans la plus pure tradition du genre. S'agit- il cependant d'une pérégrination solitaire ? Le narrateur et le bateau, élevé à la condition d'être animé, prennent ensemble la mer et vivent une véritable histoire d'amour sur les flots calmes ou déchaînés. Le « je » laisse vite la place au « nous », englobant le marin et son esquif, dans ce récit d'aventures.
Notre marin voue à son « petit navire » (1) une véritable passion, le traite à l'égal d'un être humain, le bichonne, le dorlote, se montre attentif à ses besoins. Que de tendresse dans l'expression récurrente : « petit Mingming » qui désigne, sous la plume de l'auteur, le navire gréé en jonque qui l'accompagne dans son aventure maritime et humaine ! Fusionnels et indissociables, ils se livrent aux déchaînements des flots. En effet, c'est une folle aventure ; seul en mer d'Islande, sans moteur ni relation avec des sauveteurs potentiels, par choix, et par ascèse, choisir de naviguer de la manière la plus rudimentaire qui soit, « le ciel, la mer, un bateau, un homme. », d'une manière totalement opposée à celle des navigateurs modernes prisonniers des technologies avancées constitue une exubérance qui frôle l'aberration à nos yeux de terriens. Il arrive que le bateau soit imperceptible sur la mer, invisible même aux yeux des passagers de navires de croisière qui prennent leur petit déjeuner à bord ! Roger Taylor nous livre ici sa philosophie de l'existence, et le choix qu'il a fait d'une sagesse toute orientale en opposition à nos comportements d'occidentaux confiants dans la technique, « omniscients et naïfs », pour reprendre une formule d'Aimé Césaire, qui prennent la mer avec violence, bardés d'instruments sophistiqués et de mâts prêts à se rompre- la mer ne se laisse pas ainsi violenter !- Tandis que le vrai marin, le vrai sage, se confie aux vagues et aux vents, « plus léger qu'un bouchon », il danse sur les flots, à l'instar du bateau ivre de Rimbaud, en quête d'aventure humaine et spirituelle. Sage folie, folle sagesse ! Pour nous, terriens et profanes, cette aventure au demeurant paraît déraisonnable, et nous fourbissons nos arguments : eh, quoi ? Partir ainsi sur la mer, là-bas, en mer d'Islande, qui a vu périr tant de nos marins, dans le chaos de glaces où erra jadis le vieux marinier de Coleridge, et qui plus est partir sans moteur ni assistance, tout au bonheur d'être invisible aux yeux des hommes, là où la VHF est inopérante ? Quelle inconscience ! Et s'il tombait malade ! Et s'il passait par- dessus bord ! Et si une quelconque crise d'appendicite le terrassait ! Et sa famille !... Et si c'était sagesse ? Une folle sagesse, d'entreprendre une aventure qui mène au bout du monde et au bout de soi- même, au dépouillement de tout, et l'espace au fond du trou d'homme où le marin se tient devient chaque jour un peu plus vaste, comme si les parois qui l'enserrent s'écartaient à mesure que se poursuit le voyage, aux confins du monde. Nous le pensons prisonnier de sa cellule, au fond utérin de son Nautilus, quand il est « au monde », en pleine conscience de l'essentiel, LIBRE ! Rassurons nos âmes inquiètes : le voyage est soigneusement préparé, durant les longs mois d'hiver ; Roger étudie les cartes (celles d'autrefois, tellement plus belles !) Au cœur de l'hiver, il prépare le navire et se livre à des travaux d'amélioration qui le projettent dans l'avenir, un avenir rêvé, car le rêve fait aussi partie de l'aventure. Notre rêveur n'en est pas moins un bricoleur de génie, capable de tirer le maximum de matériaux modestes, de la toile à draps, quelques chutes de moquette, de vieilles rames de récupération, qui, une fois sciées, polies, restaurées, seront élevées à une nouvelle dignité. Le voyage requiert une haute technicité, une habileté manuelle exceptionnelle…et une boîte à outils ! Pour notre plus grand bonheur, le texte renferme un lexique technique très riche, source de connaissance et de poésie, une poésie qu'on retrouve dans l'évocation des zones maritimes désignées par les bulletins de la météo marine, « Thames, Humber… », zones mystérieuses où se jouent des drames terribles, quand les vagues se muent en tempêtes si fortes qu'on ne peut que se confier au bateau. Fort heureusement, le navigateur solitaire n'est dénué ni d'humour ni de flegme. Confronté aux pires dangers, il se rit de lui-même, l'équipier paresseux, qui répugne à accomplir les tâches rudes à l'extérieur et que le « capitaine Achab », son double , le compagnon imaginaire de son Odyssée contemporaine, venu tout droit de chez Melville (Moby Dick), morigène quand il rechigne à l'effort. Il est vrai que sortir du cocon du navire pour réparer quelque instrument n'est pas une sinécure, même si l'on maîtrise l'art du « rentré breveté Mingming », qui consiste à se vêtir sans laisser passer le moindre vent coulis dont la caresse vous refroidit sans pitié la base du dos. Beaucoup d'humour encore, dans la description des animaux, la vision anthropomorphique de ceux qui croisent la route du navire, orques, fulmars, méduses, l'évocation des douleurs du genou, l'outrecuidance du navigateur qui s'enorgueillit d'avoir découvert sur la route des Açores un spécimen de baleine jaune inconnue jusqu'à ce jour, se précipite à fond de navire pour vérifier qu'il en est bien l'inventeur, plastronnant dans son for intérieur, et qui découvre, en effet, que Cuvier, ce Français, ce maudit Français, l'avait découverte avant lui ! Humour tout british encore, dans la distanciation entre la gravité de la situation : une aventure hors- norme, et la manière légère dont cette aventure est abordée. Des glaciers menaçants deviennent « des petits mecs » à qui il va falloir se mesurer dans l'arène du cercle polaire ! Il arrive pourtant que le navigateur s'irrite, quand, empêché d'entrer au port, retenu par le gros temps à proximité de la côte, lieu de tous les dangers, il fait des ronds dans l'eau, comme ce fut le cas lors du deuxième voyage au Nord, sans avancer d'un pouce, jouet des flots, et comme le vieux marin de Coleridge, ressent la soif devant l'immense étendue d'eau : “ Water, water everywhere, nor any drop to drink! “ Dans ces moments- là, si près du port, comme aux Açores, si près du rivage, qu'il croit sentir le parfum de la bière versée dans les chopes des bars à marins, encalminé à quelques encablures d'un Eden inaccessible, où il pourrait enfin se doucher, se restaurer, approcher ses frères humains, si seulement le vent se mettait à souffler, apparaît l'expression d'une relation ambigüe à la mer, un mélange d'adoration et de détestation, qui naît aussi au terme du voyage, le poussant à haïr les fulmars autant que les vagues: une relation passionnée et passionnelle, toujours pleine d'humour, même quand il vitupère contre « les saloperies de vagues » qui se muent en boutoirs sur les flancs du bateau. Mais les reproches adressés aux vents et aux vagues sont de courte durée, laissant place le plus souvent à un hymne à la vie sauvage, puissante, parfois effrayante, et qui nous interroge sur nous -mêmes et sur notre relation au vivant. Ce sont des globicéphales qui parfois accompagnent le navire, chantant à l'instar des sirènes qui dansèrent autour de la nef d'Ulysse, mais contrairement à « l' homme aux mille tours », notre capitaine courageux ne s'attache pas au mât, trop heureux que les animaux marins et les éléments, entrant en résonance avec les parois de son cher navire, lui fassent entendre la musique des sphères, et le musicien qu'il est en éprouve une communion mystique avec la nature, dans laquelle il déchiffre le chant du monde. Il s'agit bien dans cette aventure d'une expérience mystique d'ouverture au monde, au cours de laquelle le narrateur éprouve le sentiment d'appartenance au cosmos, habité par des animaux dangereux et fascinants, orques effrayantes, baleines au souffle puissant dont la queue se dresse sur l'eau avant qu'elles ne plongent dans l'abîme , et qui entretiennent des liens avec l'homme, issues des mêmes origines lointaines dans le ventre des océans, et des éléments qui, parfois déchaînés, savent se muer en spectacles grandioses « de sucre filé », « d'énormes pierres précieuses », de « falaises d'ébonite devant de l'or liquide chauffé à blanc ». Quelle beauté dans ces évocations du monde, dans ces paysages aux « tonalités de l'ardoise, celles « de Cumbria, du Pays de Galles, de la Cornouaille et de Bretagne » ! Merci Monsieur Taylor, pour le marin qui trouve dans votre récit réponse à ses questions, concernant l'équipement du navire, la meilleure route à tracer, la meilleure toile en guise de voilure, l'avitaillement nécessaire à la pérégrination ; pour le géographe qui suit le voyage sur les cartes consultées, pour l'écologiste en quête de l'harmonie du monde, pour le musicien invité au concert des sphères, pour le philosophe amant de la sagesse, qui découvre dans votre récit la voie du bonheur et de la liberté ; car c'est là le plus beau de vos paradoxes : plus on se dépouille, mieux on accepte d'être au monde, moins on possède, (à condition d'avoir un bateau !), plus on est libre et heureux. « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! » Ainsi parlait Baudelaire. Ainsi vous nous parlez aujourd'hui. Soyez heureux, Monsieur ! (1) Allusion à la chanson française : « Il était un petit navire. » Françoise BERCOVICI, à CONCARNEAU, le 21 avril 2013. |